Depuis presque deux semaines, les mots restent coincés dans ma gorge.
Partager une recette ou une photo de bouffe me parait futile*. J'en suis incapable. J’essaye de partager des ressources pour aider, mais j’ai une boule dans la gorge et les yeux pleins d’eau quand je lis les nouvelles et pense aux Turcs et aux Syriens.
Et pourtant, ce n'est pas moi qui suis sous les décombres de ma vie.
Je ressens une tristesse dans plein de petites parties de mon corps. Comme si ça venait toucher aux multiples facettes de mon identité.
Je suis canadienne, c'est ce que dit mon passeport. Je vis au Québec, c'est ce qu'a choisi mon cœur. J'ai grandi en France.
J’ai choisi et non subi d’immigrer. Moi, la deuxième génération de parents immigrés.
Mon père a fui la guerre au Liban.
Ma mère a fui l’oppression en Syrie.
Mes ancêtres arméniens ont fui l’oppression en Turquie.
Je me demande parfois ce que j’ai fui?
Toutes ces guerres de pouvoir, menées par des hommes aux égos surdimensionnés, de politiques corrompues, de territoires volés, de religions… La rancœur, la haine… et au milieu, une seule constante : la population qui souffre.
J’ai déjà entendu le très gerbant : « il y a toujours un drame dans ces pays-là, ils doivent être habitués ».
Non. Aucun humain ne peut s’habituer à ça. Font-ils preuve d'une résilience qui m’estomaque et dont je doute être moi-même capable? Ça oui.
Quand on est confrontés à l’indicible, a t-on vraiment le choix?
« Ma cousine est morte. Ta tante a tout perdu. Son fils et ses enfants sont dans la rue (...) Faut pas pleurer, ma fille. » — m’a dit ma mère au téléphone, deux jours après les tremblements de terre; le jour de l’anniversaire de mon fils. Journée douce-amère.
J’en ai braillé une shot.
Désolée maman, je peux pas ne pas pleurer.
J’ai juste été privilégiée, moi. De mon héritage, je connais surtout les kibbeh, les mantis et les sarmas.
Je suis ni la plus fière, ni la plus patriote. C’est à travers la nourriture que je fais vivre mes racines… déracinées?**
Si —fort heureusement— l’aide se rend en Turquie, je pense aux Syriens, pour qui cette dernière peine à arriver, qui souffrent tant de la guerre depuis des années, (sur)vivant sous un régime totalitaire, au choléra qui s’abat sur le pays, aux nombreux enfants qui se retrouvent orphelins…
Je pense à comment la justice n’a jamais été rendue aux Libanais suite aux explosions du port de Beyrouth, en 2020. Comment le pays s’est engouffré dans la pire crise économique de son histoire depuis…
Je pense aussi à l’Artaskh, dont les médias parlent si peu...
Je pense à l’Ukraine qui fait tristement partie du paysage des nouvelles désormais...
Je pense à la pub de 7 millions de dollars du Superbowl et comment tout cet argent aurait pu faire une différence. Quoique avec le budget de l’armée américaine, on en réglerait bien des inégalités…
Je pense (beaucoup). Je m’informe (en essayant de préserver ma santé mentale). Je donne (ce que je peux). Je ris aussi avec mon fils.
D'où je suis, j’ai l’impression d’être impuissante, mais je ne peux pas rester sans rien faire non plus. Même si c'est pour me donner bonne conscience.
J'ai parlé à ma tante ce matin. Elle dort dans une tente dans les ruines de son jardin. Ils ont eu l'eau hier, elle a pu se laver pour la première fois depuis 10 jours. Sous les décombres, ça sent la mort. Elle m'a raconté le moment où tout s'est mis à trembler. Le bruit omniprésent. "C'était comme l'apocalypse au cinéma".
"Pleure-pas, ya habibti. Toi tu es toute seule au Canada, sans ta famille, prend soin de toi!" – qu'elle m'a dit, alors que j'étais dans mon appartement baigné de lumière, chauffé à 20.5º C, et qui a tous ses murs.
Et puis, ses mots que je n'oublierai jamais :
"Ma date de naissance, c'est le 6 février***, parce que j'ai survécu. Beaucoup, beaucoup sont morts."
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* En intro de ce billet, puisqu’il fallait bien choisir une photo, c’est celle du kibbeh nayeh, le tartare syro-libanais, que j’ai préparé il y a quelques semaines à l’émission l’Épicerie. En prévision du tournage (et parce que ma mère lui avait dit “Christelle va préparer du kibbeh à la télé!”), ma tante m’avait envoyé pas moins de 75 photos de la préparation (dont 63 fois la même photo). Je vous laisse deviner si j’avais les larmes aux yeux.
** “Repiqués sans nos racines” chante merveilleusement Rodrigo Amarante.
*** Ironiquement, le 6 février, il y a 15 ans, j’ai immigré au Québec. J’ai publié mon statut, puis j’ai vu les nouvelles et n’ai réalisé que plus tard l’ampleur de la catastrophe.
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Quelques ressources pour aider. Merci.
Agence des Nations Unies pour les réfugiés
"Türkiye-Syria Earthquake Emergency"
https://give.unhcr.ca/page/121742/donate/1
Croix-Rouge Canadienne
Fonds de secours : Séisme en Türkiye et en Syrie
https://donnez.croixrouge.ca/page/121799/donate
AKUT Search and Rescue Association
akut.org.tr/en/donation
AHBAP Foundation
fonzip.com/ahbap/bagis
Save The Children
savethechildren.org
Pour aider la Syrie qui peine à recevoir l'aide appropriée, on recommande les envois d'argent uniquement. Les https://www.whitehelmets.org/en/ semblent être une source sûre. Les dons matériels sont trop difficiles à acheminer pour le moment.
La cheffe et autrice turque Fisun Ercan et la maison d'éditions KO reversent les bénéfices de vente du magnifique livre de Fisun : "Racines" en aide aux victimes du séisme. Plus d'infos sur le site de la ferme Bika.
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Je suis très touchée en lisant vos mots, c'est une affreuse tragédie qui nous touche tous et toutes, gens du peuple de toutes nations. L'argent qui flotte dans les tours d'argent pourrait contribuer à alléger la peine des victimes, au lieu de cela les petites mains s'affairent dans l'horreur pour tenter de faire le deuil avant la reconstruction. Pendant que les gens d'en haut sont indifférents à cela. Bravo pour votre courage et votre engagement, même si cela ne vous paraît rien, en comparaison de ceux que vos proches endurent. Vous êtes pleine de sympathie et d'empathie et le monde a besoin de gens comme vous. Très sincères condoléances pour votre famille.